Du business au social business, découvrez le parcours extraordinaire de Jean-Marc Potdevin

Publié le 1er février 2017 (modifié le 20 février 2023 à 22h15)
Par One Heart
Temps de lecture : 7 mins

Interview parcours. Vous connaissez probablement Entourage , l'appli ingénieuse qui vise à briser l'isolement des sans-abri. Mais connaissez-vous son créateur, Jean-Marc Potdevin ? Cet homme a un parcours incroyable. Alors au sommet de sa gloire dans l'Internet, il a vécu des expériences bouleversantes et changé radicalement de trajectoire. Il nous raconte. 

Jean-Marc Potdevin a l'allure décontractée, un débit de parole posé. Et pourtant, cet homme vit à 100 à l'heure, aime prendre des risques. Il a copiloté les plus grosses entreprises du monde : Kelkoo, Yahoo, Viadéo, Critéo... De cette énergie est née en 2014 une superbe initiative, que nous vous avons déjà présentée : l'appli Entourage, un réseau social pour connecter les sans-abri, les riverains et les associations. 

Comment passe-t-on de Yahoo à l'entreprenariat social ? D'où est venu le déclic ? Quelles sont les clés pour réussir un projet solidaire ? Jean-Marc Potdevin nous raconte son parcours extraordinaire.

One Heart : Directeur technique de Kelkoo, vice-président de Yahoo Europe... Votre début de carrière est très éloigné du secteur solidaire dans lequel vous évoluez maintenant. Quel souvenir en gardez-vous ?

Jean-Marc Potdevin : Un bon souvenir. Nous sentions que le web allait révolutionner notre façon de vivre. Une vision que j’avais déjà eu dix ans auparavant, en 1991, au moment où le web se créait. Je travaillais alors dans un labo de recherche au Etats-Unis. J’étais surtout intéressé par l’usage, par ce que le web allait permettre de faire de nouveaux ou de façon plus efficace. C'était très excitant ! 

Et stressant, non ?

Ah oui ! Nous avions tout à inventer. Il fallait beaucoup travailler et aller très vite pour être en avance sur les autres.  En fait c’est un sprint, mais comme une entreprise ne se crée pas en 5 minutes, c’est un sprint de marathonien. Il faut un bon mental, une bonne condition physique. À l’époque, nous comptions en année chien (rire). En un an d’une start-up internet, nous produisions ce qu’une société dans le domaine traditionnel fait en sept ans. 

La course va s'arrêter 2005, quand vous faites un oedeme pulmonaire ?

Effectivement, j'ai eu un accident de haute montagne. J'étais en Tanzanie avec l'équipe de Kelkoo. Nous voulions monter au sommet du Kilimandjaro, à 6.000 m d'altitude. Mais la haute montagne peut être imprévisible, vous risquez un oedeme pulmonaire. Ce qui n’est pas grave si vous descendez tout de suite. Mais moi, ça m'est arrivé la nuit, à un endroit où l'on ne pouvait pas me descendre, vers 4.000 m.

J’ai donc passé une nuit blanche, à méditer sur la mort. A cette période, nous venions de remettre Kelkoo à Yahoo. Nous vivions notre petit succès : on avait beaucoup parlé de nous, gagné pas mal d’argent. Et là, je me retrouvais dans cette tente deux places, en Afrique, à me dire : "Mes poumons se remplissent d’eau, je vais mourrir maintenant, sans pouvoir prevenir personne. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?"  C’est un bon exercice de se poser cette question. Faudrait qu’on le fasse tous, ça met les choses en perspective.

Quelle a été votre réponse ? Il me semble que vous avez pris un temps sabbatique ?

Oui, six mois après l'accident. À 40 ans, j’ai voulu comprendre quel est le sens de mon action : "Ok, j’aime bien innover, mais pourquoi ?" C’est ce qu’on appelle une crise du milieu de vie, en français. Il m'a fallu six ans pour mettre mes idées bien au clair. 

Qu'avez-vous fait pendant ces années ?

Au début, j’ai testé la vie Club Med. J'ai fait de l’escalade, de la voile, profité de ma famille, de mes amis.

Puis très vite, les sirènes de l’entrepreunariat m’ont appelé et j’ai investi l’argent que j’ai gagné dans les start-up. Je suis devenu Business Angel. Très intéressant mais progressivement je me suis rendu compte qu’on ne peut pas en vivre. 

Après, j’ai tout coupé. Je voulais retrouver une vie intérieure, que le monde professionnel vous évite d’avoir en général. Un tas d’entreprises se retrouvent avec des collaborateurs qui ont des crises de sens. L’être humain n’est pas qu'une machine à produire. Il a aussi une composante spirituelle qui était absente de ma vie et que j’ai trouvée pendant cette période de break. 

Sur les chemins de Compostelle, c'est ça ?

Oui, je suis parti avec un sac à dos, de chez moi, près de Grenoble, vers Saint-Jacques-de-Compostelle, en me disant : "Si je marche tout seul pendant deux mois, je vais peut-être comprendre ce pourquoi je suis fait." Sans que je m'y attende, j’ai vécu une conversion forte sur ce chemin, une expérience mystique que j’ai racontée dans un livre paru en 2012 . Une expérience compliquée à mettre en mot surtout pour une personne scientifique comme moi. 

En quoi cette expérience mystique a-t-elle changé votre vie ?

Elle a tout changé. C'est une inversion des règles du monde. La meilleure comparaison, c’est le livre "De l’autre côté du miroir". L'auteur, Lewis Carroll, raconte une histoire dans un monde où les règles de la logique sont inversées. C’est un peu de cette nature-là : ma force devient ma faiblesse et ma faiblesse, ma force ; ma richesse, c’est ma pauvreté et ma pauvreté, ma richesse. Ce que je donne, c’est ce que je gagne ; ce que je prends, c’est ce que je perds, etc.

Une fois que cette inversion s’est produite, c'est compliqué de vivre avec des gens qui vivent avec l’autre logique. Vous passez pour un fou déjà et il faut réapprendre la règle de la relation à l’autre, c’est une renaissance. Elle s’est produite le 1er mai 2008, au Puy-en-Velais, et après j’ai mis plusieurs années avant de retomber sur mes pieds. 

Vous obtenez ensuite un poste de responsable des opérations chez Viadeo. Comment s'est passé ce retour en entreprise ?

Le pari, c’était : est-ce que je peux faire le même travail qu'avant, mais avec cette nouvelle vision du monde ? Résultat : c’est intéressant parce que cette vision donne de la profondeur à ce qu’on fait, et une considération différente de la non-performance. C’est dur aujourd'hui dans les entreprises, où il y a une course permanente à la performance. Comment on la traite justement ?

C’est à cette période que vous rencontrez des sans-abri. Une rencontre qui va changer votre vie..

En me rendant à pied chez viadéo, je passe chaque jour devant un groupe de personnes sans-abri. On créé un lien, on s’appelle par nos pénoms, on se parle... Mais au bout de plusieurs mois, je suis entrainé dans pas mal de soucis. Ils m’appelent pour me demander de l'aide. Et je me retrouve à chaque fois démuni, ne connaissant pas du tout le secteur social, les aides possibles… Comme la plupart des riverains je pense. Du coup, je me débrouille avec mon teléphone et les réseaux sociaux. Un sans-abri a mal au dent. Je lance un appel sur Twitter pour trouver un dentiste. Un SDF étranger se fait voler ses papiers. Je demande : quel est le service administratif auquel il faut s’adresser ? J'ai affaire à une femmes battue dans la rue. Je demande : existe-t-il un numéro d'urgence pour son cas ? Pendant deux ans, ces petites histoires m'ont décidé à creuser le sujet...

De là vous est venue l'idée de créer Entourage...

J’ai réalisé avec stupeur que le problème n’était pas du tout où je l’imaginais. Oui, les personnes sans-abri ont des problèmes pour se loger, manger, se vêtir, mais le secteur associatif apporte un tas de solutions à ça. Par contre, ces personnes meurent de solitude. C'est la chose dont les SDF se plaignent en premier : "On ne me regarde pas", "Je vois passer 3000 personnes par jour, seules deux d'entre elles me disent bonjour", "Un bonjour, ça vaut 100 sandwichs"...

De l’autre côté, côté riverain, la situation n’est pas meilleure. Ils aimeraient aider mais ne savent pas comment, donc ils évitent.

Notre idée était de lutter contre la solitude des sans-abri, en faisant intervenir le riverain et en l'aidant dans cette démarche avec une appli mobile dans laquelle il n’est pas tout seul. Car un des freins du riverain, c’est de devoir agir seul. Avec Entourage, il a dans sa poche un réseau qu'il peut activer pour inviter d’autres personnes dans le quartier à venir intervenir avec lui.

Et notre pari, c’est de dire que si on parvient à réinclure les sans-abri dans un réseau de relation, ces personnes pourront se reconstruire. Voilà la vision d’Entourage.

Que vous a apporté la création d’Entourage ?

Beaucoup de joie, tous les jours. Dès le début, j'ai été stupéfait par la réaction des gens. Quand je leur ai parlé du projet, la réponse a été : "Jean-Marc c’est génial, comment on peux t’aider ?" Ils se sont engagés à mes côtés dès le premier jour. Mêmes des entreprises ont proposé leur aide gratuitement : pour les locaux, la compta, la gestion RH, la communication. De très prestigieuses fondations ont immédiatement cru au projet : Caritas, Bettancourt Schueller… Elles nous ont soutenus alors que c’est un projet innovant, qu’elles n’ont pas l’habitude de soutenir.

Deuxième chose qui me comble vraiment c’est que depuis le départ, j’ai voulu impliquer les personnes de la rue. On l’a fait sous forme d’un comité de la rue, composé de personnes qui ont vécu au moins cinq ans dans la rue. Ces personnes sont la boussole de l’asso. Tout est passé à leur crible. Et quand je les vois vibrer sur le projet, y croire, c’est un grand bonheur. 

Comment voyez-vous votre avenir dans l’entreprenariat social ?

Je ne fais pas de l'entreprenariat social pour faire de l'entreprenariat social. Pour l'instant, je veux avoir un impact avec Entourage, c’est un projet qui me tient à coeur. Il est possible qu’Entourage puisse devenir un réseau généraliste de proximité. Car l'isolement ne concerne pas que les personnes dans la rue. Ça, c'est la misère visible, mais l'exclusion touche aussi les personnes handicapées, les personnes âgées ou malades. De fait, il y aura peut-être une phase 2 d'Entourage afin d'étendre ce réseau de solidarité sur d’autres problématiques.

Auriez-vous des conseils à donner aux jeunes porteurs d'un projet solidaire ?

Le premier, le plus fort, ce serait de travailler avec les personnes concernées, les impliquer. Car seules ces personnes peuvent savoir si le projet va changer quelque chose, et si la manière de faire est correcte. 

Deuxième conseil, que j’ai mal fait pour Entourage d’aillleurs, c’est de correctement consulter les acteurs principaux du secteur. Moi je l’ai fait trop vite, avec trop peu d’acteurs au début. J’étais tellement positif que je n'ai pas vu qu'il y avait des enjeux subtils : des gens qui peuvent être dérangés par la techno, qui pensent que leur subventions risquent de souffrir, etc. Du coup, j’ai fait un certain nombre de maladresses. Donc bien rencontrer les acteurs du domaine, c'est important.

L'application Entourage est disponible et téléchargeable  ici 

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