N'ayez plus peur d'être gentil !

Publié le 16 juin 2017 (modifié le 20 février 2023 à 22h15)
Par One Heart
Temps de lecture : 6 mins

On hésite parfois à être gentil, de peur de passer pour la bonne poire. Dommage, car la gentillesse, contrairement à ce que la société occidentale veut nous faire croire, est une force. Une vertu indispensable à la construction d'un monde meilleur. C'est ce que démontre le philosophe Emmanuel Jaffelin, qui ne cesse de faire l'éloge de la gentillesse à travers son oeuvre. One Heart l'a interviewé alors qu'il s'apprête à donner une conférence sur cette belle attitude au Up Fest , ce samedi. 

One Heart : Comment définissez-vous la gentillesse ? Comment sait-on si on est gentil ?

Emmanuel Jaffelin : C'est une définition qui découle de l'observation des situations. Elle est toute simple : être gentil, c'est rendre service à quelqu'un qui vous le demande. Autrement dit, si vous rendez service à quelqu'un qui ne vous le demande pas, vous êtes dans une autre attitude, moins vertueuse, moins morale, que j'appelle la sollicitude. Laquelle a été illustrée dans le célèbre film : Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain. Amélie Poulain, jouée par Audrey Tautou, est pleine de sollicitude. S'ignorant elle-même, elle veut absolument rendre service à tout le monde.

Et ce n'est pas positif selon vous ?

Ce n'est pas que ce n'est pas positif ; cette attitude repose en fait sur une méconnaissance que l'on a de soi-même. Je prends un exemple. Je sortais d'un plateau télé, où j'avais fait l'éloge de la gentillesse. Je prends le RER à Châtelet-Les Halles où je vois un aveugle qui frappe le sol avec sa canne ; je lui embarque le bras en lui demandant où il va et, là, il me met un coup de coude en répondant : "Je connais le chemin merci." Sous entendu, il y a un côté impétrant dans la sollicitude qui fait que vous pouvez être désagréable à quelqu'un qui a besoin de son autonomie, même si de l'extérieur il apparaît dans sa faiblesse.

Dans notre société, la gentillesse est souvent mal vue, comparée à la faiblesse. Pourquoi selon vous ?

C'est lié à l'histoire du mot, à notre culture occidentale. Le mot "gentil" a trois racines :

  • La 1ère racine, qui est latine et romaine, est positive. Elle veut dire noble, c'est-à-dire celui qui est bien né, celui qui est issu des 100 familles qui fondèrent Rome, au 8e siècle avant Jésus-Christ.
  • Puis, petit à petit, le terme se dégrade et devient ambigu. A ce moment, les premiers Chrétiens se l'approprient pour lui donner un nouveau sens. C'est la deuxième racine. Comme les juifs avec le terme "goy" qui désigne le non-juif, les chrétiens veulent un terme pour désigner le non-chrétien. Gentilis désigne désormais le non-chrétien, c’est-à-dire celui qui croit mal, le mécréant ou l’impie. Saint Paul sera ainsi appelé plus tard, "l'apôtre des gentils", c’est-à-dire celui qui part à la recherche des "gentils", les mécréants, à savoir les polythéistes, pour les convertir au christianisme. Notre société hérite donc de ce sens négatif, même si les "gens" ignorent, en raison de la déchristianisation, son origine religieuse ; et aujourd'hui, le gentil ne désigne plus le faible religieux, à savoir le mécréant, mais le faible psychologique, à savoir le naïf, le mièvre ou le crédule.
  • La troisième racine vient du Moyen âge. Le noble, une fois passées les invasions barbares, à partir du 11e siècle, s'autoproclame "gentilz hoem". Le gentilhomme est celui qui est bien né. Sauf que ce gentilhomme médiéval a une religion, il est chrétien. Il cumule donc l'ambiguïté des deux mots. Imaginez la scène à l'église le dimanche, quand le gentilhomme et la gente dame entrent à cheval dans l'église pour s'installer au premier rang et écouter le prêtre qui parle de saint Paul, l’apôtre des … gentils. C’est noblesse contre faiblesse ! Ensuite, quand la Révolution française arrive, on coupe la tête aux gentilshommes. C'en est fini de la gentillesse. Le révolutionnaire ne dit plus à quelqu'un qu'il est gentil, ni au sens religieux, ni au sens social ! Il est à la fois anti-noble et anti-chrétien !

Dans notre société, le terme ressort dans son ambiguïté, selon les circonstances. Par exemple si vous tenez la porte du métro à une personne qui a des bagages, celle-ci vous regarde et vous dit : "Merci, c'est gentil." Dans cette situation, votre acte est positif. Il est donc considéré comme "noble", non plus socialement comme autrefois, mais moralement. Il y a donc une nouvelle noblesse valorisée par le terme de gentillesse.

C'est ce sens positif que j'ai gardé tout en essayant de dissiper le sens négatif, essentiellement religieux, qui renvoie à la faiblesse. Il y a ainsi une vraie force morale, spirituelle et sociale dans la gentillesse dont on commence à prendre conscience, mais c'est lent. J'ai écrit mon premier livre en 2010 et j'en ai fait trois autres derrière sur la gentillesse, et je vois bien que ce n'est pas toujours facile de convaincre le public. Surtout au sein des entreprises. Et je ne vous parle pas du monde politique.

A quoi cela sert d'être gentil ?

C'est le terreau de la sociabilité. Jusqu'en 2015, la journée de la gentillesse avait lieu le 13 novembre. Le 13 novembre 2015 justement, je suis allé sur les plateaux télé pour parler de la gentillesse. Quand je suis rentré le soir, ma fille m'informe que viennent de se produire des attentats. J'allume la télé et je vois effectivement la catastrophe. Au bout de deux heures, je commence à recevoir des messages me disant: "Tu vois, la gentillesse a des limites." Or, c'est faux. Il y a bien trois hommes qui ont commis des crimes épouvantables. Mais cela n'a pas du tout invalidé la gentillesse. Les gens ont aidé ceux qui sortaient du Bataclan, démunis. En leur prêtant des manteaux, des téléphones, en discutant avec eux. Des chauffeurs de taxi les ont raccompagnés gratuitement chez eux. Bref, la gentillesse était là.

Quand un Etat est en voie de disparition, comme en Syrie ou en Irak, je sais que des gestes gentils se font malgré tout. Ils transcendent le chaos politique parce que la gentillesse est une vertu ante-politique, c'est-à-dire qu'elle tapisse l'humanité bien avant l'existence d’une constitution, mais également après sa disparition. La gentillesse est un tapis d’humanisme qui nourrit une société, mais la sauvegarde quand son Etat se délite.

Et en entreprise, la gentillesse permet-elle également d'asseoir une sociabilité ?

Non seulement, elle permet d'asseoir la sociabilité, mais quand celle-ci est bonne, le profit est bon également. Bizarrement, jusqu'à présent, on pensait que qu'il fallait appliquer le darwinisme en entreprise. Autrement dit, qu'il fallait, comme dans la nature, combattre et se marcher les uns sur les autres pour survivre. Mais c'est archi faux. On s'aperçoit que dans la nature, non seulement, les animaux ne sont pas tous, ni tout le temps, en conflit mais qu'ils sont capables d'empathie. Ce régime vaut évidemment pour l'humanité et au sein-même de l'entreprise. Une entreprise où il y a une mauvais ambiance peut effectivement, à court terme, faire des économies, justement en humiliant les salariés, en les payant mal. Mais à moyen terme, elle en paiera le prix.

Si chaque salarié, indépendamment des règlements intérieurs, a ce pouvoir de rendre service à quelqu'un qui lui demande, l'entreprise sera assurément plus pérenne.

La gentillesse peut-elle s'apprendre ?

C'est une bonne question. On n'est pas égaux sur ce point. Des gens ont un fort naturel empathique. D'autres ne l'ont visiblement pas. A ceux-là, il faut peut-être leur apprendre de manière simple qu'en étant antipathique, ils seront beaucoup plus faibles à moyen terme. Je prends un exemple simple, un exemple de vocabulaire. Le mot méchant vient du vieux "françois", au Moyen Age. Il s'écrit alors "mes-cheoir". De fait, le méchant est quelqu'un qui choit mal, c’est-à-dire qui tombe mal. Mais avant de tomber lui-même, il fait tomber les autres, comme un jeu de domino. Et pourquoi le méchant a-t-il tendance à faire tomber les autres ? Parce qu'il est vide. Et pour se remplir, il va prendre à l'extérieur, chez l'autre. A l'inverse, le gentil donne, parce qu'il est plein. C'est une différence de personnalité radicale. Le méchant est un faible, parce qu’il est vide et c’est en raison de cette vacuité intérieure qu’il manifeste son agressivité. Il suffit de l'expliquer pour faire réfléchir les méchants, autrement dit les faibles. Je ne dis pas que les méchants vont se convertir en cinq minutes mais cette démonstration les fait réfléchir.

Pour aller plus loin, Emmanuel Jaffelin a écrit quatre livres sur la gentillesse : Eloge de la gentillesse (Pocket), Eloge de la gentillesse en entreprise (First), Petit Eloge de la gentillesse (François Bourin Editeur), Petit Cahier d'exercices de gentillesse (Jouvence). 

Retrouvez également Emmanuel Jaffelin au Up Fest , festival placé sous le signe de l'optimisme, ce samedi 17 juin, à 14 h 15, à La Bellevilloise, à Paris. 

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